Avec une grave solennité, ainsi s’adresse la République à ses enfants :
« Ô noble jeunesse, futurs citoyens, chérissez votre liberté ! Défendez âprement votre égalité ! Soyez moteurs de la cité, critiques, indépendants ! Et quand vous accéderez à la vie active obéissez au patron car sinon vous aurez le code du travail contre vous. »
Pour l’effet comique la première injonction pourrait suffire. Le citoyen actif ! Il y a décidément des blagues qui ne vieillissent pas, ou presque… Mais à cette ironie (certes un peu éventée) j’avoue préférer la loufoquerie absurde qui boucle le tout. Ce discours sentencieux qui se saborde et sombre dans la plus grotesque contradiction… impayable ! Non vraiment la « démocratie libérale » recèle, outre son intitulé, des trésors d’humour.
J’aurais presque de la compassion pour ces pauvres citoyennes et citoyens écartelés par les injonctions contradictoires. Féodalisme au travail ! Agora dans les interstices ! Il faut tout de même avoir l’échine souple pour réussir à se contorsionner ainsi plusieurs fois par jour…***
Qu’ai-je dit ?!? Déjà j’entends la meute hurler à la mort : « Et sans un chef qui décide, vous pouvez me dire comment va tourner une entreprise ? »
Mieux.
C’est ce qui est délicieux avec tous ces auto-proclamés « réalistes » : leur refus de se confronter aux faits. Car la sociologie a abondamment étudié, documenté, analysé et tranché la question: quand est-ce que le salarié est le plus efficace ? Quand il a le plus d’autonomie possible.
« Mais bien sûr ! Les patrons s’amusent à sacrifier de l’efficacité – donc in fine des profits – pour le seul plaisir de brimer ? »
Et bien…oui ! À tout prendre le patron capitaliste préférera le contrôle à l’efficacité. Absurde ? Non. C’est qu’il a compris la grande leçon : l’entreprise est une entité politique. Enfin je dis « compris » mais c’est exagérer de beaucoup l’intelligence de certains patrons. Les capitaines d’industrie du XIXème eux avaient compris : quand les ouvriers faisaient grève pour exiger des choses choquantes comme par exemple une journée de moins de douze heures, l’interdiction du travail infantile (et pour explorer les tout petits boyaux de charbon comment on fait hein?!?), ou une revalorisation des salaires la réponse était simplet et évidente : on faisait donner la troupe. Si par malheur la grève s’enkystait, se laissait-on dicter les conditions par la plèbe ? JAMAIS ! On fermait l’usine quitte à y sacrifier des profits, parfois sa fortune entière. Mais c’était le prix. Le prix assumé pour maintenir les gueux à leur place et la bourgeoisie à la sienne. Ça c’était une classe qui savait se défendre ! Pas de faux fuyants moraux ou intellectuels, on regardait la réalité droit dans les yeux !
Les patrons d’aujourd’hui…quelle pitié ! Pas tous évidemment : pour se hisser et se maintenir milliardaire il faut encore (et il faudra toujours) atteindre cette qualité-là de conscience politique, cette férocité qu’exige le vrai pouvoir. Mais quant au petit et moyen patronat…
Encore une fois c’est tout le problème des dictatures : elles s’échinent tant à gaver toute le monde de justifications fallacieuses qu’elles finissent par être encerclées de décérébrés, jusque dans leurs propres rangs.
Combien y en a t-il de ces chefs de service, petits ou gros directeurs qui croient sincèrement dans la vertu de leur management vétilleux et infantilisant ? Que c’est leur auguste « supervision » et leur cornacage incessant qui garantissent la cadence et l’efficacité ? Combien à vraiment croire que les employés seraient trop fainéants, trop bêtes ou trop inaptes pour s’organiser efficacement par eux-mêmes ? Comme si tout groupe humain laissé libre était voué au chaos…
L’entreprise est une entité politique. Dans son action extérieure comme dans sa vie intérieure. Et fort heureusement on maintient l’essentiel de l’humanité 8 heures par jour dans le féodalisme. Mais déjà je vois des coopératives toujours plus nombreuses et bien portantes ! Déjà le patronat allemand s’est fait arracher 50 % de voix aux conseils d’administration et tout le monde a fini par s’en satisfaire ! Et l’on réclame d’étendre cette odieuse façon aux industries françaises, qui seules encore savent être tenues (par les patrons de leurs patrons).
Autocrates libéraux, en vérité je vous le dis, prenez garde ! Cette génération ne passera pas que vous serez dépossédés de votre pouvoir si vous ne réagissez vite !