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Penser le côté obscur

BONHEUR BRUT(al)

Le bonheur se prête très bien à la dictature. C’est ce qu’Aldous Huxley a magistralement démontré dans Le Meilleur des Mondes. Mais les démocrates n’ont d’yeux que pour 1984 et sa dictature du malheur et de la souffrance. Peut-être parce qu’ils se plaisent à croire que si la dictature est forcément souffrance, c’est qu’à l’opposé la démocratie n’est que douceur et joie…

Il n’y a rien de plus sot, et les ci-devant démocrates auraient profit à (re)lire Huxley et à se demander pourquoi le bonheur se prête si bien aux visées dictatoriales ? Après tout quand mon ennemi se drape de telle ou telle valeur, moi perso, je commence par m’en méfier ! Je ne dis pas qu’il faille bêtement et systématiquement prendre le contrepied de ses adversaires (sinon on ne ferait plus que réagir et on leur laisserait occuper les terrains de leur choix) mais quand des systèmes de valeurs diamétralement opposés comme la dictature et la démocratie se revendiquent tous deux du bonheur il y a tout de même matière à se questionner non ?

À la recherche du bonheur…dans le dictionnaire

Plutôt que de me casser les dents à tenter de vous définir le bonheur (comme la philosophie occidentale s’y complaît depuis 2500 ans avec cette capacité dont elle a le secret à ne jamais trancher une question pourtant battue et rebattue) je vais plutôt vous demander : qui peut l’éprouver ?

Tout un chacun. Y compris les enfants, les crétins des Alpes et peut-être même les crapules. Le bonheur ne tient donc ni à l’âge, ni à la maturité, ni aux facultés intellectuelles et morales.

Par ailleurs le bonheur est favorisé par certains conditions sociétales (il est plus dur d’être heureux quand on meurt de faim, risque sa vie et sa santé à tout bout de champ, etc.) mais n’y est pas absolument corrélé : la littérature et les biographies ont documenté moult cas de bonheur éprouvés malgré des conditions redoutablement adverses [1].

Le bonheur tient de l’individuel, et ce dernier est évidemment sensible au contexte (social, environnemental, etc.) dans lequel il évolue, mais peut tout aussi bien parvenir à s’en détacher, voire à en faire abstraction. Cette coupure du monde favorisant le bonheur est d’ailleurs un lieu commun « Pour vivre heureux, vivons cachés ».

Le bonheur est donc hautement individuel, voire parfois individualiste et peut même confiner jusqu’à l’égoïsme.

En outre, la confrontation et à plus forte raison la dissension nous paraissent difficilement conciliables au bonheur. Or Notre Impériale Personne l’a évoqué (ou l’évoquera sous peu) la démocratie est faite de confrontations, de conflits d’idées et de visions du monde, très loin d’une harmonie sociale toute mielleuse. Le bonheur ne goûtera point une si délétère ambiance et s’efforcera de s’en exfiltrer… Le bonheur, loin d’être un idéal démocratique, Nous apparaît bien au contraire comme une valeur qui rentre en contradiction avec les principes inhérents à la démocratie.

Bonheur : si la fin justifie les moyens…

Admettons que le but final de toute politique soit le bonheur. Alors pour atteindre ce bonheur peut-on s’autoriser à mentir aux citoyens (pour préserver leur tranquillité d’esprit, ou bien pour prendre les « bonnes » décisions à leur place) ? Recourir aux drogues (pour faire disparaître toute douleur, apaiser le moindre inconfort physique ou émotionnel) ? Pratiquer l’eugénisme (pour éradiquer certains maladies, rendre les humains en meilleure santé, voire tenter de les rendre génétiquement inaptes à la tristesse) ? Changer les mœurs (couple, parentalité, fin de vie) pour garantir des rapports sociaux lisses et harmonieux, voire cantonnés à la pure jouissance ?

Questions légitimes si l’on décrète le bonheur comme but ultime de l’existence.

En imaginant à quoi ressemblerait un monde qui y répond quatre fois « Oui ! » Aldous Huxley accouche d’un univers où tout un chacun vit heureux… au sein d’une dictature à peu près parfaite.

Mais à ces quatre questions on peut sinon préférer répondre « Non ! ». Mais c’est admettre alors que le bonheur ne fait pas tout, qu’il existe d’autres valeurs qui lui sont supérieures, et qu’on se refuse à les sacrifier au nom de la félicité individuelle…

Quoi d’autre que le bonheur ?

Je suis fort aise de n’être lu que par des aspirants despotes car si des démocrates avaient le malheur de parcourir ces lignes j’entendrais déjà leur cris d’orfraie imbéciles « Tu prêches contre le bonheur, c’est donc que tu veux le malheur des gens ! »

Évidemment que la démocratie ne va pas adopter le malheur et la souffrance comme horizon ! Non seulement ce n’est pas vendeur, mais surtout Orwell l’a démontré, cela constitue également un très bon cadre pour la dictature.

Si une dictature du bonheur est possible (Cf. intro de l’article) il est par contre une valeur dont aucun régime despotique ne peut se revendiquer, une valeur en opposition complète avec le principe même de domination : c’est l´épanouissement. Une dictature qui vise (réellement) l’épanouissement de ces sujets ? Absolument contradictoire.

De nouveau des démocrates benêts me reprocheraient de jouer sur les mots, de substituer au bonheur un simple synonyme. Il n’en est rien : le bonheur est peut-être le frère jumeau de l’épanouissement, mais le jumeau maléfique. Car l’épanouissement me semble différer en plusieurs points cruciaux :

  • d’un crétin des Alpes, d’une crapule morale ou d’un enfant on aura du mal à les qualifier d’épanouis. L’épanouissement exige une plénitude morale, intellectuelle et définit un aboutissement dans le développement de la personne, ce qui par définition ne peut être le cas d’un enfant dont la personnalité et les aptitudes sont en construction.
  • Un ermite épanoui est un personnage à la rigueur envisageable, mais d’un individu inséré dans la société on aura peine à l’imaginer épanoui sans que cette personne ait su développer des connexions fortes et mutuellement bénéfiques avec plusieurs autres individus du groupe, voire avec le groupe tout entier (c’est-à-dire ait su trouver sa place au sein du collectif et œuvrer significativement pour ce dernier). L’épanouissement est donc plus solidement arrimé à la vie en société que son individualiste petit frère le bonheur.
  • Enfin il ne nous apparaît pas contradictoire qu’un individu épanoui soit par ailleurs en conflit avec certains de ses semblables. L’épanouissement n’est pas incompatible avec la confrontation.
  • J’irai même au-delà : l’épanouissement n’est pas non plus incompatible avec une certaine dose de souffrance. Il est évidemment idiot de rechercher la souffrance (sauf si vous avez un fétiche bien particulier…) mais il est tout aussi idiot de croire qu’on peut passer toute une vie à l’éviter : elle est inhérente à l’existence, voire, aussi regrettable que ce soit, nécessaire à la construction des caractères, des personnes, voire au renforcement des liens. L’épanouissement accepte cet état de fait quand le bonheur cherche à le nier ou à l’oublier.

Ainsi donc je m’étonne de trouver dans la constitution américaine le droit à la recherche du bonheur plutôt que le droit à l’épanouissement. Mais avec ces amusants démocrates nous ne sommes plus à une contradiction près !

*****

[1] Evguenia Guinzbourg fut déportée au Goulag sous Staline et en tira un livre Sous le Ciel de la Kolyma. Dans un passage remarquable, elle décrit comment au milieu des journées interminables de travaux forcés par de guillerettes températures sibériennes de -50ºC elle connut, esseulée au milieu du blizzard par une nuit sans lune, un instant de grâce comme l’existence n’en offre qu’un ou deux. Elle s’en excuse presque, reste, au moment où elle écrit c’est-à-dire plusieurs années après les faits, comme choquée par l’incongruité de ce bonheur fou provoqué par un grand amour naissant, bonheur inattendu rencontré au beau milieu de cet océan de souffrance qu’était le Goulag.

Primo Levi dépeint dans Si c’est un homme… trois personnages fort différents, mais tous trois sortant de l’ordinaire : trois déportés d’Auschwitz qui chacun à leur manière s’étaient adaptés au Läger jusqu’à y être aussi à l’aise et heureux que des poissons dans l’eau, au beau milieux des atrocités quotidiennes et de la déchéance soigneusement orchestrée par les nazis de leur compagnons de camp.

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Par Palpatoche

Empereur galactique

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