Partie I
Que les Droits de l’Homme soient ! Et les Droits de l’Homme furent…
Allô oui ? Madame Réalité ? Vous me dites quoi !? Ça ne se passe pas comme cela dans la vraie vie ?!? Quelle déconvenue ! Moi qui croyait à la magie des mots…
Je force le trait ? Mais même pas mes chers petits ! En 1789 il n’y eut pas que des bourgeois cyniques avides de conquérir et confisquer le pouvoir (oui bien sûr il y en eut1 …) mais il y eut aussi des bourgeois – attention propos choquants – de bonne volonté. Et ces andouilles-là croyaient dur comme fer à deux choses :
- POLITIQUEMENT : que rédiger une constitution suffirait pour que la Liberté descende du ciel et règne sur Terre ;
- ÉCONOMIQUEMENT : qu’en libérant le commerce les licornes allaient voler dans le ciel, Prospérité générale et corne d’abondance pour tout le monde !
Un tel angélisme quand on se mêle de pouvoir…c’est plus honteux qu’une maladie honteuse2 !
Que se passa t-il ? Et bien tout d’abord rappelons que le contexte n’était pas très heureux car le peuple de France de cette époque là n’avait pas assez à manger en ces difficiles années de mauvaises récoltes successives. La solution ? Libérons le commerce3 du grain et des farines ! Et tout ira mieux grâce aux lois bienfaisantes du marché n’est-ce pas ? Et oui tout alla mieux… pour les gros commerçants ! Ces braves bourgeois-là furent fort aise de pouvoir user à leur guise de la nourriture comme d’une marchandise4 et ce à l’échelle de tout le pays : il leur vint l’étrange idée de faire de la rétention de stocks dans les greniers, et ô miracle que se passa t-il ?! Un peu plus de pain pour le peuple ? Certes non…mais de plus gros profits pour les négociants !
Le peuple se mourrait de famine… mais dans la liberté !
Robespierre, Saint-Just et consort venaient de se frotter à la réalité pour la première fois, ils en ressortirent vite déniaisés : non proclamer les libertés individuelles et faire adopter une constitution ne suffit pas : pour que tout un chacun puisse exercer sa liberté, encore lui faut-il5 disposer des moyens d’exercice de cette liberté.
Moyens ? Quels moyens ? Et bien je ne sais pas moi…par exemple avoir de quoi manger !
Quel rapport entre la digestion et la liberté me demanderont certains ? Et bien il semblerait que les gens affamés peinent à se sentir vraiment libres…
Ils tombèrent de haut, de très très haut, d’aussi haut que l’Olympe de leur naïveté :
- non seulement la liberté proclamée sur papier ne suffit pas et n’est qu’une liberté théorique…
- non seulement libérer le commerce n’agit pas comme un coup de baguette magique apportant la prospérité générale…
- mais en plus c’est précisément la liberté économique qui s’était mis à nuire aux libertés politiques !
La dernière leçon ne fut la plus facile à tirer pour ces belles âmes éprises de Raison et de cartésianisme : eux qui avaient un tout beau schéma de la société, bien fait, satisfaisant pour le cerveau et plaisant pour l’œil, avec des petites cases nickel les unes à côté des autres et qu’on pouvait tout ranger soit dans l’une soit dans l’autre, on avait même fait des étiquettes : politique, économie, religion, culture, etc.
Mon Impérial avis est que c’est ce saucissonnage de la réalité en divers champs supposés indépendants(politique, économie, religion, culture, etc.) qui empêcha ces andouilles d’idéalistes de comprendre ce qui se jouait durant la Révolution6 : un rapport de forces.
Non chacun de ces champs ne mène pas une petite vie autonome pépère dans son coin, ne constitue pas une sphère indépendante et glorieuse qu’il suffirait de laisser graviter sans entrave pour voir des miracles advenir. Tous ces champs sont liés. Et quel est le liant qui les lie ?
Le pouvoir pauvre benêts ! Voilà la grille et la clé de lecture qu’il faut pour comprendre la société !
Le politique et l’économique sont partiellement indissociables car ils expriment tous deux des formes du pouvoir, et dès que s’exprime un rapport de force7toutes les formes du pouvoir rentrent en jeu. Et interagissent.
La mort dans l’âme les idéalistes durent renier la pureté de leur idoles : adieu commerce libérateur ! Adieu politique qui se suffit à elle-même ! Ils durent admettre qu’ils ne pourraient obtenir (un minimum vital de) liberté politique que si ils garantissaient (un minimum vital) d’égalité économique. Ainsi nos apprentis révolutionnaires furent réduits à revenir sur la libre circulation des grains et farines, à faire contrôler les greniers pour faire cesser la rétention et… las ! Démarchandiser partiellement la nourriture en encadrant les prix (loi du Maximum).
La leçon était claire et je suis toujours étonné que les démocrates qui semblent l’avoir pourtant bien assimilée depuis lors, ne soient pourtant pas capable de l’énoncer plus clairement, et notamment sous une forme qui coupe une bonne fois pour toute l’herbe sous le pied des ci-devant « libéraux » qui clament si fort leur amour de la « liberté » (et d’elle seule) ; sans doute n’ont-ils pas mon Majestueux sens de la formule nette et tranchante ? Mais admirez plutôt :
La liberté a besoin d’égalité.
Et ils pourraient se demander : l’inverse aussi ? (mais c’est une autre histoire).
Nous venons de le voir, une liberté reste théorique si l’individu ou le groupe d’individus qui en jouit théoriquement ne dispose pas de moyens d’exercice, et notamment des moyens économiques. C’est à ces conditions que la liberté peut cesser d’être théorique pour (éventuellement) devenir effective. Mais… ne faut-il que des moyens économiques ? Un aspirant despote peut-il rendre inopérantes des libertés en sucrant aux individus des moyens culturels ? éducatifs ? religieux ou moraux ? C’est ce que nous tâcherons d’évoquer dans le prochain article.
[1] Pourtant la plupart des autres bourgeois de ce temps-là n’étaient pas si sots : un Sieyès par exemple savait très bien que derrière le paravent des belles valeurs il s’agissait de confisquer le pouvoir au profit de la seule bourgeoisie. Et le pire ? C’est qu’il ne s’en cachait même pas !
« La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. Le choix entre ces deux méthodes de faire la loi, n’est pas douteux parmi nous. D’abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n’a ni assez d’instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s’occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants. […] Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Sieyès, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », in Les Orateurs de la Révolution française. Les Constituants, Tome I, Paris, Gallimard, 1989, p. 1025 et 1027
[2] La bêtise et la naïveté auraient-elles changé de camp ? Qu’il y ait des néolibéraux qui chantent avec cynisme les louanges de « l’économie de marché » ou encore le nécessaire primat de l’économique sur le politique, soit ! Mais que politiciens non contents de vouloir vendre la lune (néolibérale)…ont eux-même envie de l’acheter ! Les bras m’en tombent. Gober ses propres sornettes est dangereux…pour soi-même avant tout ! Et puis lancés sur cette voie-là, intimement convaincus des bienfaits du capitalisme, on se demande jusqu’où de tels imbéciles heureux peuvent aller !
[3] Les mots ont changé, maintenant les apôtres du laisser-faire diront plus volontiers « Libérer l’entreprise » simple question de mode langagière.
[4] Il faut remonter au XVIème siècle pour qu’un premier « penseur » formule ce noble vœux : le grain devrait être une marchandise comme les autres ! Il s’agit du brave Smythe, dans Compendious or a Discourse on the Common Weal of this Realm of England, publication en 1581, cité d’après Histoire des Idées et des Faits économiques, Isla, 2021.
[5] Pour le « elle » on attendra encore quelque peu…
[6] Et j’aurai envie de dire en tout temps et en tout lieu… si ce n’était la peur de faire passer ma subtile prose pour une piteuse copie de philo du bacho…
[7] C’est-à-dire tout le temps…au risque de me répéter.