Ursula K. Le Guin, 1972
Que les intellectuels démocrates utilisent leur imagination pour inventer des dystopies parfaites (1984, Le meilleur des Mondes) très bien ! Mais voilà qu’ils – ou plutôt elles – se mettent à penser et inventer des utopies ! Et de surcroît avec talent, avec tout le talent qu’il faut pour susciter l’adhésion ! Et on laisse publier de telles horreurs… On laisse les esprits du petit peuple ce corrompre à ces subversives idées….
Mais bon rassurons-nous : car pour qu’une utopie anarchiste prenne racine il semblerait qu’il faille la fonder sur une planète vierge, non seulement de tout humain…mais de tout animal également (juste peuplée de quelques buissons et racines tout au plus) ; la fonder avec un groupe soigneusement choisis de deux millions de militants convaincus, par ailleurs soigneusement passés au peigne fin prophylactique pour éviter d’importer la moindre maladie contagieuse ;
Bref exit les questions :
- de la transition d’une société non-utopique vers une société utopique ;
- des frontières (spatiales et humaines) : où s’arrêtent les limites de la communauté ? Comment négocier l’incorporation ou l’exclusion d’individus de la communauté ?
- de la gestion de situations de crises sanitaires (ou militaires) pouvant remettre en cause la pérennité de la société et la solidité des liens qui y ont été tissés ;
- du rapport écologique : place de l’humain dans les écosystèmes ? relations des humains au vivant et à tout ce qui les entoure ?
Par ailleurs il est évident qu’en catapultant ses anarchistes exaltés sur un monde si pauvre, elle les contraint à l’entraide et à la coopération. Est-ce vraiment joli-joli de contraindre ainsi des « émancipés » hein ?
Mais malgré tout quel périlleux danger que la lecture de ce livre ! Voir une communauté qui a tranché les nœuds gordiens de l’argent, de la propriété, des lois et s’en porte merveilleusement mieux… On frémit. Certes la description des mécanismes économiques mériterait d’être plus précise encore, pour atteindre le degré de finesse et de subtilité dont elle fait preuve pour décrire les institutions politiques.
Et pire encore : Le Guin n’a pas la naïveté de croire qu’une révolution puisse être parfaite et l’humanité vivre un épanouissement intégral. Elle a la dangereuse subtilité de nous montrer que toute société a ses contradictions, ce qui est très loin d’aboutir à un « finalement tout se vaut » bien au contraire : son utopie anarchiste, malgré ses dysfonctionnement et son inachèvement, risque d’apparaître bien plus séduisante que tout autre modèle à qui lira ce dangereux texte.
Le pire est peut-être cette idée centrale et hautement contagieuse : l’épanouissement n’est pas un état à atteindre, c’est un processus à mener, et qui ne saurait avoir de cesse. « La fin ne justifie pas les moyens : les moyens sont la fin. » Ou encore « la révolution ne peut-être que perpétuelle« .
Brûlons ce manuel d’émancipation ou s’en est fait de toute dictature !